Texte de mon intervention lors de la Conférence-débat pour l'Assemblée Générale de la Société Française de Santé Publique en Mars 2015
Chers Collègues, chers amis,
Une carrière de santé publique n’est-elle pas surtout aussi une carrière de lobbyiste ou de chasse au lobbying ?
Je vais l’illustrer par quelques anecdotes.
De 2004 à 2007, j’étais représentant de l’OMS Europe (le bureau de Copenhague) auprès de l’Union européenne.
Les deux institutions européennes qui me concernaient le plus dans cette fonction étaient la Commission Européenne et le Parlement Européen.
Pour pouvoir entrer régulièrement au parlement, j’ai dû demander une carte de lobbyiste. Car toute position institutionnelle visant à « influencer » de façon régulière des parlementaires entrait sous la même appellation.
Et c’est assez logique. Qui peut juger en effet de ce qui est « plaidoyer » versus ce qui est du lobbying. Propre d’un côté, sale de l’autre ?
Dans une société démocratique, il y a des groupes de pressions autour d’enjeux divers, et tous ceux qui font profession d’essayer d’influencer la décision publique sont un peu des lobbyistes, pour le meilleur ou pour le pire… J’aime assez cette définition qui semble un peu « péjorative » dans nos milieux, mais qui a le mérite d’être claire.
Autre anecdote : en mai 2004, à l’assemblée mondiale de l’OMS, le représentant des USA, le Ministre de la santé, s’est levé au moment de la discussion d’une résolution sur la nutrition. Il s’agissait de proposer des critères qualitatifs sur ce qu’est une bonne nourriture, bien équilibrée entre sucre, sel, corps gras saturés, fruits et légumes… sans oublier l’activité physique. Rien de très révolutionnaire ni agressif…
Le Ministre, donc, a commencé son discours sur l’inutilité de voir l’OMS se mêler de quelques chose qui n’était, disait-il, qu’une affaire de choix individuel et pas de santé publique. Il a poursuivi en expliquant qu’il avait un mandat explicite des industries du sucre de son pays et que ça le conduisait à refuser la résolution. Bel exemple de lobbying politique mais pas très subtil…
Heureusement, ce ministre-là n’a pas été suivi, et en particulier, il y a eu clairement un mouvement soutenu et emmené par les pays de l’Union Européenne et de l’OMS Europe. La résolution est passée et le fameux ministre s’est aussi fait allumer au retour chez lui par les ONG et sociétés savantes de son pays. Aujourd’hui, la première dame des USA préside une fondation autour d’une meilleure alimentation.
Mais les industries du sucre et toute la chaîne de production en aval se sont rattrapées depuis dans la subtilité des actions contre toute réduction d’utilisation de leurs produits, en particulier pour raisons de santé.
Il faut dire qu’en 2004, nous étions à l’OMS dans les suites du rapport mondial de 2002, qui portait sur les risques pour la santé.
Pour la première fois, en 2002, ce rapport mondial ne donnait pas la liste des maladies par ordre d’importance, mais il listait les facteurs de risque par ordre d’impact sur la mortalité et la vie sans incapacité, dans le monde entier, en cumulant pour chaque risque toutes les maladies qu’il entraînait.
Cela a créé un choc très fort dans le monde chez les producteurs de risque car si on voyait toujours apparaître fortement pour les plus pauvres la sous nutrition et les vecteurs infectieux, pour les pays développés à l’inverse le message était clair : les grands gagnants étaient… le tabac, l’alcool, la malnutrition de pléthore, l’inactivité physique, l’insuffisance de consommation de fruits et légumes…
Alors on peut toujours critiquer les méthodes et la faisabilité d’un tel rapport mondial alors que la disponibilité des données est discutable… Mais curieusement, on a vu nombre de doctes sociétés savantes, de brillantes institutions académiques et des experts "subventionnées" (toujours bien sur de façon désintéressée et par des organismes qu’on dira "de charité") se lever pour démontrer l’ineptie de ce travail…
Les industries concernées avaient bien compris le message. Surtout que pour le tabac, une loi internationale mondiale, la convention-cadre pour lutte contre le tabac, avait fait suite à ces travaux sur les risques pour obliger tous les Etats à lutter contre la consommation de tabac… justement en 2004.
Cela leur a fait peur pour un moment… je vous rassure, ils se sont ressaisis et comme le montrent les industriels nord-américains du tabac, aux USA on ne fume presque plus (moins 50%) mais aujourd’hui leur chiffre d’affaire mondial est encore en croissance… car le monde est encore un marché assez vierge et très poreux à un bon marketing systématique du tabac…
Mais les autres secteurs économiques concernés ont pris peur aussi… L’agro alimentaire en particulier. Si l’OMS se mêle de vouloir influer ce qui fait le coeur de métier d’activités économiques essentielles, où allons-nous ?
Et les pays-membres de l’OMS les plus influents sont aussi souvent ceux où se trouvent les producteurs de ces risques pour le monde entier. Ils ont aujourd’hui compris la leçon et veillent activement à ne pas laisser l’OMS dériver sans contrôle sur ces thèmes. Comme les sociétés savantes nationales et les experts de santé publique sont assez peu actifs auprès de leurs représentants à l’OMS, le soufflé est un peu retombé.
Donc, plaidoyer contre lobbying, pourquoi pas, mais c’est une lutte inégale de moyens d’actions et il faut compenser les faibles moyens par une implication de chaque instant auprès du monde politique ... Que nous avons du mal à maintenir comme professionnels « isolés ».
Autre anecdote, en 2012, la CE allait voter une directive plus stricte sur la lutte contre le tabac… le Commissaire à la santé a été démissionné pour possible conflit d’intérêt… il a nié, parlé d’un coup monté, une semaine avant le vote d’une loi qui gênait certaines industries du tabac… On a parlé d’un « Dalli Gate», du nom du Commissaire.
La Directive a du coup été repoussée de plus de 6 mois.
Mais l’accusation venait de la police de l’Union Européenne, l’OLAF, dont on a découvert à l’occasion qu’elle était, semble-t-il, subventionnée par les producteurs de tabac pour lutter contre la contrebande de leur produit… Peut-être un hasard, mais l’ex-commissaire européen nie toujours et la commission n’a pas fourni de preuve sérieuse de ses malversions…
Dans le même temps, la convention-cadre de lutte contre le tabac, pilotée mondialement par l’OMS, était un peu en panne de mise en oeuvre, avec une guerre entre ceux qui voulaient plus d’actions pour réduire la consommation, en particulier en augmentant les prix, et ceux qui voulaient démontrer que la hausse des prix augmentait la contrebande… Une belle étude en particulier circulait pour démontrer ça… Issue d’une université italienne reconnue… Et en fouillant un peu sur le site, on pouvait voir : subventionnée par Philip Morris !!!
Alors ne soyons pas naïfs. Informer, éduquer, convaincre... C'est bien. Mais les moyens mis en oeuvre par ceux qui ne veulent pas que ça ne marche sont bien au delà de ce qu'on imagine.
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